Duccio DI BUONINSEGNA, Ponce Pilate se lavant les mains, détail, 1308.
Extrait :
Enfin un quatrième, à qui tout va bien, voyant d'autres hommes (à qui il pourrait bien porter secours) aux prises avec de grandes difficultés, raisonne ainsi : Que m'importe ? Que chacun soit aussi heureux qu'il plaît au Ciel ou que lui-même peut l'être de son fait ; je ne lui déroberai pas la moindre part de ce qu'il a, je ne lui porterait pas même envie ; seulement je ne me sens pas le goût de contribuer en quoi que ce soit à son bien-être ou d'aller l'assister dans le besoin ! Or, si cette manière de voir devenait une loi universelle de la nature, l'espèce humaine pourrait sans doute fort bien subsister, et assurément dans de meilleures conditions que lorsque chacun a sans cesse à la bouche les mots de sympathie et de bienveillance, et même met de l'empressement à pratiquer ces vertus à l'occasion, mais en revanche trompe dès qu'il le peut, trafique du droit des hommes ou y porte atteinte à d'autres égards. Mais, bien qu'il soit parfaitement possible qu'une loi universelle de la nature conforme à cette maxime subsiste, il est cependant impossible de VOULOIR qu'un tel principe vaille universellement comme loi de la nature. Car une volonté qui prendrait ce parti se contredirait elle-même ; il peut en effet survenir malgré tout bien des cas où cet homme ait besoin de l'amour et de la sympathie des autres, et où il serait privé lui-même de tout espoir d'obtenir l'assistance qu'il désire par cette loi de la nature issue de sa volonté propre.
Emmanuel KANT, Fondements de la métaphysique des mœurs, tr. Delbos, Delagrave, Paris, 1989, p. 140-141.
Questions :
1. Kant reprend ici l'exemple de la bienfaisance à l'égard d'autrui qu'il avait déjà examiné dans la première section de son ouvrage (tr. Delbos, p. 96-97 ; tr. Barni, p. 20-22), dont il travaille cette fois le volet neutre : non pas la malveillance, mais simplement l'indifférence totale au sort d'autrui.
a) Relevez l'énoncé de la maxime dont l'universalisation est ici tentée.
b) Quelle relation pouvez-vous établir ici entre bienfaisance à l'égard d'autrui et amour de soi ?
c) Celle relation implique-t-elle que la bienfaisance à l'égard d'autrui doive être nécessairement interprétée comme l'expression d'une forme d'égoïsme ?
2. Pourquoi, si l'indifférence envers autrui était érigée en loi universelle de l'action, l'humanité pourrait-elle néanmoins subsister "dans de meilleures conditions que lorsque chacun a sans cesse à la bouche les mots de sympathie et de bienveillance, et même met de l'empressement à pratiquer ces vertus à l'occasion, mais en revanche trompe dès qu'il le peut, trafique du droit des hommes ou y porte atteinte à d'autres égards" ?
3. Quelle relation pouvez-vous établir, par conséquent, entre la bienfaisance envers autrui et la notion de nature, à laquelle se réfère le procédé d'universalisation ?
4. Pourquoi y a-t-il ici cependant une contradiction entre la substance de cette nature selon la loi universelle, et la volonté que l'indifférence à autrui devienne une loi universelle de la nature ?
5. Quel est ici l'effet produit par la tentative d'universalisation opérée ?
a) Quel rapport doit-on établir ici, selon Kant, entre amour de soi et amour des autres ?
b) Au sort de qui celui qui est indifférent au sort des autres devient-il, en réalité, nécessairement indifférent, dès lors que sa maxime se trouve universalisée ?
c) En quoi l'amour de soi entrerait-il dès lors en contradiction avec lui-même ?
6. Cette contradiction relève-t-elle de l'ordre des conséquences de la conduite envisagée, ou bien est-elle intrinsèque à la maxime qui prétend justifier cette conduite ? Justifiez votre réponse.
Réflexion :
1. Le procédé d'universalisation, appliqué ici, a-t-il pour fonction d'indiquer ce qu'il faut faire pour agir moralement, ou bien ce qu'il ne faut pas faire, de façon à éviter d'agir à l'encontre du devoir ?
2. Quels obstacles s'agit-il ici par conséquent de lever, ou quelles forces adverses s'agit-il de contrecarrer ?
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